Pourquoi le libéralisme est coupable de haute trahison

 

L’actualité nous aura tristement donné raison : il y a un mois et demi, nous fustigions dans « La guerre tiède » les inconséquences de la politique intérieure et extérieure de la France – sans prévoir que ces inconséquences de l’idéologie auraient de telles conséquences dans la réalité qui toujours rattrape l’idéologie.

Parmi les multiples causes qu’on cherche aux attentats de vendredi dernier, parmi les multiples coupables dont on fait quotidiennement le procès, l’une des moins identifiées est sans doute le rôle du politique, qui s’est tout d’un coup drapé de blanc en décrétant l’unité nationale. Cette mesure – exactement comme l’Union sacrée en 1914 ou le Bloc national en 1919 – a pour avantage de camoufler la responsabilité du politique, respectivement lors des attentats ou lors d’une guerre.

La manœuvre a pourtant eu un effet limité : très vite, et de façon assez indécente, les partis politiques sont retournés au pugilat, dans l’arène de l’Assemblée, en s’accusant à qui mieux mieux de tous les maux. Comme d’habitude, ils ont fait mine d’ignorer que l’UMP/LR et le PS sont aux commandes de l’État depuis que la menace islamiste s’est précisée, dans les années 1990. Le discours de François Hollande après les attentats était, à cet égard, hautement stratégique : il a consisté à reprendre par avance les idées de droite, voire d’extrême droite, relayées sur les plateaux médiatiques avec l’éternelle rengaine, « ah ! si on nous avait écoutés ». Reprendre les idées de droite ? Il l’avait déjà fait sur le terrain socio-économique bien avant de le faire sur ces thèmes. Et si c’était justement l’origine du problème ? Si ces idées libérales comptaient parmi les causes premières des attentats de vendredi dernier ?

À double titre, donc, aussi bien en politique intérieure qu’en politique extérieure.

1) Les attentats signent la faillite d’une politique ordo-libérale qui a consisté à détruire la police de proximité, les services de renseignement, l’armée, la santé, l’éducation – autant d’acteurs qui s’avèrent aujourd’hui en première ligne dans l’opération de reconquête, dans la tentative de ressouder un pays sur des principes républicains. Après avoir démissionné de presque toutes ses fonctions régaliennes, l’État découvre aujourd’hui la chaîne de conséquences absolument lamentables de la politique d’austérité. François Hollande jure maintenant ses grands dieux que le « pacte de sécurité » l’emportera sur le « pacte de stabilité » budgétaire (celui dont l’Allemagne nous chantait les louanges) : il aurait mieux fait de parler de « pacte d’instabilité », car ce pacte a permis à l’islamisme de semer la mort, sur les cendres fraîches de l’État.

2) Les attentats coordonnés au Moyen-Orient soulignent un point sur lequel nous attirions l’attention le mois dernier, à savoir les tares de la géopolitique française. Combien symbolique apparaît aujourd’hui le choix d’avoir vendu nos avions, non pas à la Russie, ce nouvel allié en Syrie, mais à l’Arabie saoudite dont les affinités avec l’islamisme radical sont de moins en moins dissimulables ! Sans parler des grandes démonstrations d’amitié prodiguées au Qatar : elles furent inaugurées sous Nicolas Sarkozy, défendues ensuite par François Fillon, et n’ont jamais été remises en question par le Parti socialiste au pouvoir. Oui, Hollande ressemble à Bush : pas seulement à travers son discours aux accents guerriers, qui sonne plutôt comme un aveu de faiblesse, mais par ce même refus de comprendre en quoi son propre gouvernement a joué un rôle, dans ce vendredi dramatique que nous avons connu.

Gauvain

La guerre tiède

Manuel Valls, qui n’aime rien tant que de crier « Au loup ! », déclarait à qui voulait l’entendre, après l’attentat islamiste au siège de Charlie Hebdo : « Nous avons changé d’époque. » Quatorze ans après le 11 septembre, il n’est pas trop tard pour s’en rendre compte ! Mais changé par rapport à quoi ? Le cas d’un ancien président français sur le retour devrait nous échauder : déclarer « j’ai changé » est le meilleur moyen qu’on ait trouvé pour ne jamais changer…

La grande manifestation du 11 janvier, suite à l’attentat contre Charlie Hebdo, a créé, selon l’expression de Michel Wieviorka, une « illusion groupale » ; le pays a cru trouver, dans le désert de l’individualisme libéral, le mirage de l’unanimité, le temps d’un après-midi. Pas seulement au sein de la société française : entre la France et le reste du monde. Mais la présence de représentants anglais, allemand, espagnol, hongrois, israélien, palestinien, russe, turc, aux côtés de François Hollande, aura duré le temps d’un cliché médiatique. Il est symbolique que le pays qui reste militairement le plus puissant au monde, les Etats-Unis, ait manqué la manifestation de soutien à Charlie Hebdo.

La « fin de l’histoire » annoncée par les néoconservateurs et les néolibéraux pour justifier leur conservatisme libéral n’a pas tenu longtemps. Sur les cendres de la guerre froide naissent les poudrières d’aujourd’hui, et le sentiment général est qu’elles ne sont pas près de s’éteindre. Le plus étonnant, vu d’Occident, est sans doute le passage d’une logique de « blocs » à la décomposition des alliances qui attend toujours sa recomposition.

Les Etats-Unis sont désemparés : après le temps des idéologues qui entouraient George W. Bush est venu le temps des intendants. Barack Obama, élu en grande partie sur le bilan catastrophique des années Bush, ne se résout ni à effacer la page ni à la tourner pour en écrire une nouvelle. Suspendu à ses tergiversations, son pays est engagé presque seul en Afghanistan et en Irak, et n’a voulu intervenir directement ni contre Assad ni contre Daesh dans le cadre d’une grande alliance. Barack Obama a fait un geste vers Cuba, soit ; mais le monde occidental croit-il vivre encore au temps de la guerre froide, pour accorder une telle importance à ce symbole, à ce nouveau cliché ?

L’Union européenne fait penser aux régimes finissants, qui ont commencé dans les libertés démocratiques et n’ont plus comme ressources que l’intimidation et la crainte pour faire perdurer des structures déjà périmées. Fondée pour assurer la paix, elle attise les tensions entre les Etats membres en laissant l’Allemagne dicter sa politique économique et sa non-politique militaire. Car la solidarité de Mme Merkel dure le temps d’une manifestation ; elle s’arrête à la moindre proposition d’entraide entre les peuples, de collaboration militaire ou diplomatique.

Le résultat  est que la France est immanquablement seule à financer les « interventions » (comprendre : les guerres) où elle s’est engagée. Elle livre une guerre tiède dont les journaux donnent de mois en mois de timides échos, quand il ne s’est rien passé d’autre dans la journée. Notre pays y gagne à peine de quoi tromper sa nostalgie de grandeur et d’indépendance ; mais la fierté a depuis longtemps fait place à un sentiment de vanité, voire d’inefficacité à évoluer dans des déserts sans mirages.

Le monde occidental souffre plus que jamais d’être sous la coupe des libéraux. L’Union européenne semble avoir décidé de n’intervenir que si les banques étaient attaquées. Que l’Autriche ou la Hongrie accueillent des régimes d’extrême droite, que l’Espagne ressuscite les lois franquistes ne pose aucun problème ; mais que la gauche républicaine arrive en Grèce, et Mme Merkel se croit tenue de la rappeler à l’ordre. Que le président turc (celui qui trouve, entre autres, que les femmes ne devraient pas parler) fasse acte de candidature à l’Union européenne et participe au défilé des bonnes intentions, ne choque guère ; on veut bien de lui dans la bataille contre Daesh, en fermant les yeux sur le massacre des Kurdes. Et c’est une véritable forfaiture intellectuelle quand le néolibéral François Fillon assure, deux semaines après l’attentat à Charlie Hebdo : « Que le Qatar investisse en France n’est pas la question ». On ne saurait disjoindre ainsi l’économie et la diplomatie, à moins de prendre les Français pour de parfaits imbéciles. Ce nest pas pour rien que la politique étrangère a été renommée « Affaires » internationales.

La guerre tiède mêle l’idéologie de la guerre froide et la Realpolitik du libéralisme : ni l’un ni l’autre ne peuvent servir dans les années qui s’annoncent. Il faut trouver des alternatives dans la coopération socio-économique (la Grèce nous y invite, l’Allemagne nous en dissuade) aussi bien que dans le système d’alliances. Le cas de la Syrie le rappelle de façon brûlante, et l’incompétence ou la couardise de la position française en la matière est plus sidérante qu’ailleurs, dans un domaine où la France a eu ses heures de gloire. Refuser de vendre des Mistral à la Russie pour les procurer à l’Arabie saoudite montre le désastre de la position angélique et des leçons de morale, quand elle sert de cache-sexe au capitalisme.

La droite française fit alliance avec les communistes pendant la Seconde Guerre mondiale ; au nom de quoi refuserait-on aujourd’hui l’alliance avec la Russie de Poutine si cela permet d’éjecter Daesh de la Syrie ? Qu’est-ce qui empêche ensuite de poursuivre le combat contre Assad, sachant que la Russie elle-même sait bien que le régime d’Assad est mortel ? Encore faudrait-il pour cela avoir doublement du courage : mener une guerre chaude s’il le faut puis, s’il le faut, mener une guerre froide. Cela vaudra toujours mieux que d’être tiède.

Gauvain

Mascarade autour des « migrants » 

Les médias adorent parler d’un sujet jusqu’à la saturation pendant un mois, en relayant les mêmes éléments de langage, avant de se taire complètement. La terminologie officielle, le jargon d’usage est donc « migrant », un anglicisme absurde qui a pour seul avantage de vouloir tout et rien dire. Tentons une explication : il fallait éviter le mot « réfugiés » ou « demandeurs d’asile » qui nous donnerait mauvaise conscience de ne pas réagir ; éviter « expatriés » ou « exilés », vocables réservés de toute éternité aux Français partant à l’étranger ou y dissimulant leur argent ; éviter le mot « immigrants » ou « immigrés » qui fait peur, surtout venant de pays musulmans. Et peu importe que ces « migrants » fuient Daesh ou la Syrie.

Quelques règles d’or des médias : 1) ne pas fatiguer l’esprit par des mots ; prendre n’importe quelle photo pour faire tirer des larmes, son effet sera plus immédiat et moins durable. Une photo d’enfant, où qu’elle soit prise, aura plus d’effet qu’un discours rationnel et dissuadera de chercher les causes du problème. 2) ne pas chercher les causes, donc, et aller directement à la case « symptômes ». Ne pas dire d’où viennent les « migrants », ni qu’ils fuient des pays où il fallait intervenir depuis un an. Le gouvernement Sarkozy, avec sa faculté à manquer tout ce qu’il entreprend, avait choisi d’aller en Libye et pas en Syrie, ajoutant du désordre au désordre. Et le gouvernement Hollande, amoureux des entreprises, a la faculté de ne jamais rien entreprendre.

Les médias auront tout de même, cette fois, pris une sacrée leçon d’hypocrisie et de manipulation de la part des décideurs politiques. Mme Merkel, qui n’a que faire d’affamer les Grecs, se découvre une générosité particulière depuis qu’elle voit débarquer des flots de « migrants » corvéables à merci pour des mini-jobs qui baisseront artificiellement le taux de chômage. La générosité s’arrête au porte-monnaie car Mme Merkel, pas plus qu’elle n’avait l’intention de soutenir l’expédition militaire française au Mali, n’a l’intention de payer plus que sa part au tribut européen. Elle a même fait une découverte sonnante et trébuchante : la Hongrie aurait un régime d’extrême droite ! Dommage qu’elle n’ait pas lu notre blog car nous en parlions depuis deux ans. Il y a encore un mois, l’ennemi absolu était la gauche pourtant très modérée et pro-européenne de Syriza ; aujourd’hui, elle découvre que le danger vient de la droite. Avec un peu de chance, elle apprendra bientôt l’existence d’Aube dorée.

Mme Merkel entend donc se racheter une conscience pendant les soldes, en parlant de l’« âme » de l’Europe. L’âme ! Il n’en était pas question avec la Grèce. On croyait que ce mot était réservé aux bobos parisiens. Demande-t-on une âme aux marchés et aux agences ? S’est-elle jamais préoccupée des travailleurs de l’Est qui touchent 4 euros par heure pour faire vivre les entreprises allemandes ? Avec ses vibrants appels à agir, l’Allemagne croit peut-être qu’elle fera oublier sa double responsabilité socio-économique et diplomatique. Libérale, réactionnaire et attachée aux « racines chrétiennes », la Hongrie n’est qu’une Allemagne un peu outrée ; l’un refoule les étrangers et l’autre les exploite. L’hostilité soudaine de Mme Merkel contre la Hongrie fait penser à ces jeux en équipe où, pour ne pas révéler le nom de son partenaire, on fait comme si l’on jouait contre lui. Soit on admire le bluff à la fin de la partie, soit on découvre en cours de jeu la vaine mascarade.

Gauvain

Le double fiasco de l’Union européenne

Parmi les multiples échecs qu’on peut imputer à l’Union européenne, les deux plus graves  concernent certainement les deux objectifs qu’elle s’était fixés à l’origine, les deux pierres fondatrices et justificatives de son action depuis le traité de Rome de 1957 sous le nom de CEE. Notre propos n’est évidemment pas d’incriminer ces idées ni d’accuser les hommes qui ont cherché à les mettre en œuvre pendant plusieurs décennies : ces objectifs étaient louables, mais précisément ils ont été abandonnés ou exploités au service de fins qui les rendent aujourd’hui nuls et non avenus.

1° L’Union européenne était censée préserver la démocratie en Europe après le traumatisme laissé par les régimes totalitaires. Les consultations citoyennes, qui ont encore permis de faire passer le traité de Maastricht en 1992, ont été peu à peu réduites à la portion congrue. Après le non au référendum sur le traité de 2005, la hantise n’était plus le risque d’un retour du totalitarisme mais le risque d’un retour à la démocratie. Ainsi du référendum sur la Grèce, formidable aventure démocratique qui a tellement terrifié l’eurotechnocratie qu’elle stipule, dans le récent « accord » conclu avec la Grèce, que toute procédure référendaire sera soumise au préalable à l’avis de la Commission. Autrement dit : toute tentative démocratique doit être contrôlée par un organe non démocratique.
De fait, parmi tous les organes directeurs de l’Union européenne, aucun n’est élu démocratiquement : comme le relève Jacques Sapir, l’Eurogroupe n’a même pas d’existence légale. C’est peu dire que l’Union européenne est (suivant la douce litote de Wikipedia) une « association politico-économique sui generis » ! Le président M. Jean-Claude Juncker a été choisi à la suite de tractations qui n’ont rien à envier aux dictatures de tout poil. Eurogroupe, Commission européenne, Banque centrale européenne sont autant de noms pour déshonorer l’idée européenne et dissimuler la part prise par l’Allemagne – c’est-à-dire l’intégralité du processus de décision, comme l’explique l’ancien ministre des Finances, M. Yanis Varoufakis, depuis qu’il a retrouvé sa liberté de parole (et de ne pas porter de cravate !)
Un institut de sondage a vraisemblablement été payé pour inventer des résultats avant le référendum en Grèce puisqu’il est parvenu à prédire, le jour d’avant, une victoire du oui. Avec une marge d’erreur de 20 points ! Dans toute entreprise digne de ce nom, le responsable de l’institut de sondage aurait été licencié dans l’heure. La manipulation était énorme, elle a à peine été relevée dans les médias, sinon par l’excellente analyse d’Alain Garrigou à laquelle nous ne pouvons que renvoyer. Cette entreprise éhontée n’a du reste pas suffi, au grand dam des dirigeants européens qui se sont offusqués de voir une tache démocratique dans la dictature immaculée qu’ils préparaient. Un pays d’extrême droite comme la Hongrie ne pose aucun problème mais un pays de gauche, même d’une gauche aussi peu radicale qu’en Grèce, est inconcevable dans l’Europe démocratiquement-de-droite que les libéraux, fidèles à leur mentalité, cherchent à nous vendre.

2° L’Union européenne était censée assurer la paix et empêcher une troisième guerre contre l’Allemagne. Ironie du sort, les pays européens avaient pour ce faire consenti à rayer la dette que devait payer l’Allemagne au sortir de la Seconde Guerre mondiale ; mais les choses se sont complètement retournées, et il semble que la générosité à l’allemande soit une charité qui commence par soi-même. On reconnaîtra au minimum une sérieuse tendance à l’impérialisme économique, de la part de ce pays à qui l’on a interdit pendant longtemps l’usage des armes et même l’exhibition du drapeau.
Comme nous en alertions dès le 3 juin 2014 dans notre article « L’extrême droite ou l’extrémité du libéralisme », les discours médicalisants de M. Wolfgang Schaüble, ci-devant ministre allemand de l’Economie, sur les pays « sains » du Nord et les pays « malades » du Sud de l’Europe, ne laissent guère de doute sur le modèle historique sous-jacent à cette vision de l’Histoire [i], que les médias diffusent complaisamment avec la meilleure conscience du monde. Et le vote du Parlement grec pour accepter la mise sous tutelle du pays ressemble à s’y méprendre à un certain vote de juin 1940 qui préparait tranquillement l’annexion d’un pays par un autre. L’« économie » ? C’est la guerre poursuivie par d’autres moyens.

 Gauvain

[i] M. Schaüble n’est pas homme à balayer devant sa porte, mais plutôt devant celle des autres : il comparait M. Poutine à Adolf Hitler pas plus tard que l’année dernière.

L’autoritarisme de la nécessité

L’action politique que nous appelions de nos vœux il y a quelques jours s’est mue, sans grande surprise toutefois, en l’une des plus humiliantes soumissions de la souveraineté qu’il nous ait été donné de voir depuis longtemps. Plus que jamais le modèle néolibéral montre que sa victoire absolue, avant même la domination totale de sa vision de l’économie, est d’avoir transformé les structures étatiques et supra-étatiques en représentants des intérêts financiers privés. L’évaporation du politique et l’essentialisation des structures économiques sont les deux conditions de possibilité d’un ordre aussi autoritaire.

Alors que la Grèce est au fond du gouffre et qu’elle n’aurait pas grand-chose à perdre à s’orienter vers une nouvelle voie, le gouvernement grec n’a même pas essayé. Les deux jours de négociations ont été une mascarade indigne, faite seulement pour savoir si on prendrait à la Grèce seulement le bras gauche, ou bien ses deux bras. Une telle situation est aussi la démonstration, s’il en fallait une, que la société comme la politique obéissent avant tout à des rapports de force : l’ordre néolibéral demandera toujours plus. Que l’on n’espère pas la moindre inflexion (qui d’ailleurs ne serait pas souhaitable, c’est le cadre qu’il faut revoir).

Ce qui est certain, c’est que la clique des ministres et présidents de toute l’Europe a défendu ceux qu’ils représentent : les hautes sphères du capitalisme financiarisé, et rien d’autre. Si ce nouveau plan n’a rien d’original, son contexte politique l’est tout de même un peu plus. Après un référendum remporté à plus de 60%, Tsipras a donné son pays clé en main à des usuriers qui vont désormais, comme c’est déjà le cas depuis des années, établir les règles auxquelles devront se soumettre son peuple. La logique est tout simplement autoritaire. Elle constitue la mise en place d’une nécessité politique de grande ampleur qui définit les axes principaux d’un modèle de société, selon un mode des plus sournois, qui évite à tout prix la violence physique et en reste bien sagement à l’usage de la propagande, de la violence symbolique et de la colonisation des structures étatiques. Comme la Russie soviétique envoyait les chars en Hongrie, l’Eurogroupe envoie sa cohorte d’experts planifier le pays avec l’accord du fantoche local. Qu’il ait été élu ou pas n’y change rien : quel que soit l’élu, le résultat est le même. La démocratie en est arrivée à un degré de manipulation tel qu’une élection à 10 candidats équivaut à une élection à un candidat. Quel que soit le résultat d’un vote, la politique menée est exactement similaire. Tsipras paye même avec intérêts son audace d’avoir appelé à un référendum.

Et, au risque de se répéter (mais on le lit partout, et en premier lieu dans des papiers parfois pétris de bonnes intentions), que l’on arrête enfin de dire que la politique d’austérité en Grèce est un échec total. C’est lui accorder des objectifs qu’elle n’a jamais eus. Ces politiques d’austérité appliquées à tous les continents, par le FMI notamment, depuis plus de 30 ans n’ont jamais eu d’autre résultat (et objectif) que celui que nous avons sous les yeux, c’est-à-dire l’asservissement définitif de l’Etat aux banques privées et la diminution drastique du « coût du travail » créant, dans les ruines d’un pays, un espace de réinvestissement à bas coût autant qu’un modèle ultralibéral entérinant, à chaque pays conquis, l’omniprésence d’une idéologie. L’indifférence pour les conséquences sociales de ces politiques a toujours été totale et le restera. La politique d’austérité appliquée à la Grèce depuis 2008 est une totale réussite, dans la mesure où l’on a l’honnêteté de s’en figurer les objectifs réels.

Ceux qui en appellent à l’Europe politique, dans le plus complet aveuglement historique qui soit, devraient comprendre qu’à continuer ainsi, il n’y aura pas d’autre alternative historique que l’attente de l’effondrement sur lui-même du néolibéralisme, qui porte déjà tous les attributs d’un modèle voué au désastre (et que l’on ne s’attende pas à ce que cela se fasse dans le calme), ou que la guerre civile européenne, car, à n’en pas douter, un tel verrouillage politique ne va plus laisser de place à autre chose qu’à la violence physique si on veut espérer en sortir activement. Il va toutefois sans dire que la première hypothèse a bien plus de chances de se produire.

Il faut donc se préparer à lutter dans les décennies qui viennent, comme nous le faisons déjà, contre l’autoritarisme de la nécessité, qui n’a besoin ni de char ni de police politique pour assurer la permanence de la domination mondiale d’une classe de détenteurs de capitaux. Les institutions n’y font absolument rien : les piliers du modèle financiarisé néolibéral (idéologues comme possédants), par leur puissance incontestée (et que l’on fait tout pour montrer comme incontestable) dans les rapports de force sociaux ont acheté leur libération de toute contrainte politique. Les institutions peuvent tourner à vide, sans constituer la moindre menace. Par le développement d’une forme bien contemporaine de néocolonialisme, les nations européennes sont devenues des colonies du système actionnarial, avec leurs gouverneurs médiocres et leur indifférence des peuples. À ceux qui crient à l’exagération, on pourra dire : quelle parcelle de liberté politique voyez-vous encore poindre en Europe ? On leur laisse le soin d’y répondre.

Gavroche

Ordres et désordre

Aujourd’hui, l’action politique se caractérise à la fois par une multiplication de lois et de contraintes d’essence technocratique, et par une démission dans le maintien d’un ordre républicain et progressiste.

D’un côté, une série d’injonctions toutes plus absurdes les unes que les autres, dont voici quelques échantillons :
– interdiction de faire du feu de cheminée à Paris, et peut-être de fumer chez soi dans l’ensemble du territoire
– obligation de s’équiper de détecteurs de fumée, d’ampoules basse consommation, pour satisfaire aux lobbys commerçants
-redécoupage d’une carte de régions, pour ainsi dire du jour au lendemain, avec retour aux frontières de 1870 pour l’Alsace-Lorraine

D’un autre côté, une série d’infractions bénies par la loi et caractéristiques d’un état d’esprit « défaitiste » quant à la préservation de l’idéal démocratique :
– laisser-faire économique grandissant, passant par l’abandon des règles, des lois, afin d’augmenter une production qui ne trouve déjà pas sa demande [i]
– laisser-aller à l’école, passant par l’abandon des notes, des évaluations, du redoublement, afin de donner satisfaction aux lobbys de parents d’élèves
– laisser-aller dans le domaine de la laïcité, passant par la distribution parfois monopolistique, et à l’école, de plats sanctifiés par telle ou telle religion

On voit bien quelle est la logique de ce non-sens : quand les lobbys se mettent à faire les lois, cela ne peut mener qu’à l’oubli de « la » loi et à la multiplication de revendications individualistes ou corporatistes. Sans qu’il n’y paraisse, s’équiper de détecteurs de fumée et abandonner les notes à l’école s’inscrit dans le même processus socio-historique. Ce n’est pas un hasard si les attaques contre la laïcité se font particulièrement sensibles dans une école où l’on a laissé toute autorité aux parents et où la mixité sociale a été perdue de vue. L’UMP a organisé le laissez-faire économique, le PS le complète par le laissez-faire à l’école. Rien d’étonnant à ce que le FN avec ses mots ronflants apparaisse comme le garant d’un « ordre » dont on a oublié sur quels principes républicains il reposait. L’action politique est paralysée parce qu’elle ne croit même plus en sa propre légitimité, c’est-à-dire en celle du peuple – d’un « tous » qui ne soit pas simplement une addition de « chacun ».

Gauvain

[i] Dernière idée en date : permettre le travail dominical pour rattraper « nos voisins allemands ». Apparemment, les experts ne se sont pas déplacés de l’autre côté du Rhin : ils auraient vu que les commerces y sont fermés le dimanche, parfois même le samedi après-midi, et ferment en semaine vers 18h30.

Le cheval de Troie

La bataille idéologique que la gauche semblait avoir emportée dans les années 1980 a fait l’objet d’une sévère contre-offensive de la droite, qu’on peut dater des années 2000. Les symptômes les plus notables en sont l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002, puis l’accession de Nicolas Sarkozy au pouvoir à la présidentielle de 2007 – avant que le FN et l’UMP ne se retrouvent pour en découdre en 2017 ?

Mais si effrayant que la perspective puisse paraître, il y a plus grave ; ou plutôt, ces symptômes sont l’expression d’un mal plus profond et plus structurel. La victoire actuelle de la droite,  qui diffuse ses idées et ses sujets partout dans les médias, n’est pas la conséquence d’une bataille rangée entre deux camps luttant chacun derrière son drapeau. Non, cette victoire triomphale est le fruit de manœuvres d’intimidation qui visent 1) à nier le conflit idéologique 2) à en étouffer ab ovo toute possibilité. Voilà qui est autrement inquiétant, dans un régime républicain et démocratique qui – n’en déplaise aux âmes naïves et tyranniques de par leur naïveté même – repose sur le rapport de forces et sur la libre expression publique des divergences et désaccords entre les citoyens.

1) Comment nier le conflit. La droite s’est servie habilement de l’Union européenne pour faire croire qu’il n’y a qu’une seule politique possible, farouchement libérale – si « libérale » qu’elle s’oppose à la liberté d’exprimer sur l’arène européenne une opinion adverse à celle de Mme Merkel. Dès lors, la gauche ne sert plus que comme une variable d’ajustement servant à valider les politiques de droite au Parlement européen, éventuellement en bourrant la loi d’amendements cosmétiques. Cette expulsion de la gauche par le renfort des droites européennes a un coût pour l’UMP : bloquer le clivage droite/gauche fait naître un clivage droite européenne/droite nationaliste, et permet au Front national d’apparaître comme la première force d’opposition simplement parce qu’il s’oppose à l’Union européenne en soi. En somme, on n’a plus le droit de s’opposer à la droite que dans la mesure où on propose une autre politique de droite (avec autres arrangements cosmétiques pour lui donner, çà et là, de vagues airs de gauche).

2) Comment bloquer l’émergence du conflit. Jusque-là, on a vu la droite repousser la gauche sur les bords afin de pousser une opposition de droite interne. Il y a plus : pendant ce temps, la droite investit la gauche et s’efforce à la saper de l’intérieur. Depuis bientôt vingt ans, on voit tel ou tel homme de droite entrer au Parti socialiste, y propager les idées de droite et le faire sous la bannière de la « gauche moderne ». On a vu ce que signifiait l’expression quand son héraut Jean-Marie Bockel a rejoint Nicolas Sarkozy, franchissant le pas que Manuel Valls allait lui emboîter. Jean-Marie Bockel reconnaissait ainsi que le seul destin possible à cette pseudo-gauche était d’intégrer un gouvernement de droite pure. En menant la même politique que l’UMP, François Hollande a permis à Manuel Valls ou Emmanuel Macron de faire le même coup – mais cette fois, au nom d’un « socialisme moderne » !

A quoi l’on reconnaît que la gauche est dans un état de paralysie avancée : ce n’est pas seulement que la droite fait de l’entrisme, c’est que la gauche est incapable de faire de même. Personne n’ira écrire dans Le Figaro que la droite moderne consiste à mener une politique sociale, équitable et populaire, à briser le tabou qui consiste à donner plus aux banques et aux grandes entreprises, à renoncer au totem de la compétitivité ou des 3 %. En revanche, on verra dans un journal censément de gauche comme Libération de vibrants éloges du secteur bancaire dérégulé ou de la politique économique anarcho-libérale instaurée par les différents gouvernements de droite européens. Tandis qu’à droite, Nathalie Kosciusko-Morizet est qualifiée de gauchiste pour avoir refusé un régime d’inégalité trop voyant entre couples homo- et hétéro-sexuels, les journaux de pseudo-gauche félicitent Manuel Valls de piétiner les fondements historiques de son parti sous le coup de massue de la « modernité ».

Martine Aubry semblait avoir conscience de cette situation lorsque, il y a quelques années, elle indiquait à Manuel Valls la porte de sortie du Parti socialiste. Mais François Hollande l’a fait entrer par la grande porte dans son gouvernement, au mépris même des militants qui lui avaient accordé un score pitoyable à la primaire. Malheureusement, ce n’est pas là une simple affaire interne au Parti socialiste, mais un révélateur des complexes sans fin de la gauche, incapable de défendre ses idées, alors même que la droite s’accroche aux siennes en refusant quelque compromis que ce soit. On n’en finirait pas de recenser tous les retournements de vocabulaire, c’est-à-dire toutes les trahisons que le PS a commises depuis dix ans. Le culte du chef lui-même s’y est propagé au point de faire apparaître les députés réticents à voter le budget du monarque comme des « frondeurs ». Le libéralisme a gagné en imposant son vocabulaire d’Ancien Régime, comme il gagne en amenant le Premier ministre français à aller s’incliner devant le pays qui vit naître Adam Smith, fondateur du libéralisme, en 1723.

Le XVIIIe siècle, avant l’encombrante Révolution française : voilà où nous emmène la droite, sous le drapeau de la gauche « moderne ». Espérons que la gauche, entendons la gauche qui n’a pas besoin d’adjectif (dis)qualificatif pour se désigner, se donne plutôt la Révolution comme point de départ, et comme point de mire le XXIe siècle. Espérons surtout qu’elle retrouve le courage de défendre son identité et ses « valeurs », comme le faisait récemment Nicolas Sarkozy dans les colonnes du Figaro. On ne saurait lui en vouloir de dire qu’il est de droite ; mais on doit mépriser tous ceux qui jouent la même partition, les regards rivés sur le même chef d’orchestre, de ne pas le dire en chœur.

Gauvain

Le mythe de la dérégulation

En cette rentrée où l’on ne parle que d’entreprises et de François Hollande, un peu comme d’habitude, pour fêter le passage définitif d’une politique de droite menée depuis 2012 à une politique de droite dure (à base de chasse redoublée et médiatiquement discrète aux immigrés pendant les vacances et de discours d’allégeance au Medef), il faudrait revenir sur le concept fondateur d’une telle politique, à savoir celui de dérégulation. Une fois passés les mensonges grossiers de Manuel Valls tels que « Nous ne faisons pas l’austérité », il y a peu encore en s’adressant à Martine Aubry, le premier ministre se défendant de déréguler à tout va en faveur du capital, on peut regarder la réalité en face et voir que ce gouvernement cherche encore une fois à accroître les marges de manoeuvre du capital dans tous les domaines (il parle d’entreprises, mais n’a guère d’intérêt pour autre chose que le CAC 40) : travail, fiscalité, normes en tous genres et commerce, que ce soit par des attaques sur le droit du travail, par des cadeaux fiscaux monumentaux aux grandes entreprises et au capital (tout est annoncé dans le discours de Manuel Valls au Medef[i], il suffit de le lire) et bien entendu à travers les « négociations » sur le traité de libre-échange transatlantique.

Toutefois, il faudrait revenir sur l’usage absolu du terme dérégulation, souvent tant aimé par la presse politique et économique, car ce simple usage est en lui-même un parfait condensé d’idéologie néolibérale. Rappelons déjà que le terme régulation n’est pas utilisé dans les discours dominants dans son sens réel d’un contrôle de l’équilibre d’un système, mais dans le sens beaucoup plus pervers et implicite de l’établissement de mesures contraignant la liberté d’autrui et finalement de réglementation autoritaire (sans que ne soit une seconde envisagé leur rôle nécessaire de rééquilibrage des rapports de force sociaux). Parle-t-on, si on accepte ce sens pervers, de dérégulation avec les 35 heures ou avec la retraite à 60 ans ? Or qu’est-ce d’autre que des outils de lutte contre les contraintes imposées par le capital privé au salariat, et in fine la conquête de libertés nouvelles pour la majorité des Français ? Il n’existe qu’une forme de contrainte, par essence mauvaise, dans la tête d’un libéral, celle imposée par l’Etat au capital et face à laquelle la dérégulation est un hymne triomphant à la liberté. On préfère réserver le terme dérégulation dans son sens affaibli et médiatique de gain de liberté à tous les reculs dans le droit du travail, à tous les cadeaux fiscaux, seulement s’ils sont favorables au capital, et à l’ouverture des frontières commerciales et financières, car le néolibéralisme n’a d’yeux que pour la liberté des investisseurs qui contient à elle seule la liberté tout court. On rétorquera que depuis 2008 la dérégulation serait plus ou moins devenu un concept dénigré et péjoratif, mais tout le monde en Europe, et presque partout ailleurs, ne fait que cela (dans le sens des investisseurs) et ne promeut que cela. Bien souvent on le fait sans le dire, pour que ça passe. Il y a pire comme disgrâce.

Il y a donc dans cet usage absolu, et pourtant concrètement ciblé et dévoyé, du mot dérégulation une chimère du néolibéralisme, construite autour d’une hiérarchie naturelle des classes sociales, dans laquelle l’investisseur tient la place suprême. La logique est bien pernicieuse : n’est régulation, et donc pour un libéral atteinte à la liberté d’autrui, que ce qui est public, que ce qui est de l’ordre du droit, en somme ce qui vient de l’État. L’asservissement de millions de travailleurs précaires, mis à terre par la contrainte suprême, « C’est ça ou le chômage », et de travailleurs tout court, est une contrainte de privé à privé, mais la combattre, ce serait une régulation liberticide, et la laisser agir une action salutaire pour la liberté (des investisseurs). Ainsi, avec le néolibéralisme, public signifie oppression, et privé liberté. La liberté du plus fort bien entendu, mais c’est la seule qui compte. Or dans ce tableau, l’État n’a plus le rôle minimal qu’il devait avoir dans le libéralisme d’antan, pensé sur le modèle d’une société n’ayant jamais conquis le moindre droit social et n’ayant jamais l’intention d’en conquérir. Dans une société française où les droits sociaux sont encore nombreux et puissamment ancrés, l’État, dans une logique néolibérale, doit mettre toute sa force à les briser, en dérégulant l’investissement, ou plutôt, en régulant (dans le sens péjoratif si cher aux libéraux) le travail, c’est à dire en réglementant les conditions de travail du salarié au profit de l’actionnaire. L’État soumis au capital, dont notre gouvernement est parfaitement représentatif, est l’acteur principal de l’établissement d’un régime néolibéral dans les sociétés européennes.

Depuis les années 1970, le capital a finalement vu juste : le seul acteur capable de le réguler (au sens réel d’équilibrer des forces) et de peser dans l’affrontement d’intérêt majeur qu’il mène avec les peuples est l’État. Sa colonisation idéologique par la pseudo-science néolibérale a fait de son pire ennemi son plus grand ami. Gardons-nous bien par conséquent de relayer l’idéologie de la dérégulation en faisant cet usage si marqué des termes et appelons plutôt cette gigantesque entreprise néolibérale par son nom complet : dérégulation des rapports entre capital et travail dans le sens d’une réglementation du travail défavorable au salarié. Une liberté gagnée par l’actionnaire est une liberté perdue pour le salarié. Le rapport de force social est tel que déréguler ces rapports entre la finance (que les socialistes appellent toujours à tort l’entreprise pour donner l’impression qu’ils travaillent pour l’économie réelle) et le travail, c’est n’est pas créer une société plus libre, mais contraindre toujours plus la majorité. Seuls les libéraux convaincus par la nécessité positive d’une domination de classe font croire qu’une politique peut être à l’avantage de tous (comprendre d’eux-mêmes), en la fondant sur ces concepts universalisants, et font avaler au peuple que ce qui est bon pour la petite caste des grands actionnaires est bon pour tous, quand c’est tout le contraire.

Ainsi parle-t-on, lorsque l’on revient sur les acquis sociaux pour agrandir les bénéfices des grands actionnaires, soit d’une « dynamisation de l’économie », comme si l’investissement était tout et que la liberté universelle s’en trouvait d’un coup affermie, soit de « coût du travail », parce que le travail n’est rien d’autre qu’un coût pour les actionnaires, soit encore d’ « allègement fiscal » tout court, lorsque l’on paye l’exonération d’impôts des grandes entreprises avec des augmentations de la TVA, et ainsi de suite. N’est universalisable, dans le langage néolibéral, que ce qui concerne l’investisseur, le reste du monde devant s’en contenter, comme si tout le bonheur du peuple ne dépendait que des dividendes des actionnaires. Tout ce qui selon la vulgate néolibérale « entrave » ou « asphyxie » l’investissement détruirait, non pas une domination de classe dont le résultat est l’affaiblissement de la consommation intérieure et l’extraction de sommes colossales de l’économie réelle, mais tout simplement l’économie dans son ensemble, comme si l’économie se résumait à la plus ou moins grande liberté laissée aux actionnaires. La politique implique la prise de position de l’Etat dans un rapport de forces social : pour le moment, il est tout entier du côté du capital, et fait pourtant croire qu’il oeuvre pour les Français. Assumerait-il de ne travailler que pour le capital, de dire ouvertement qu’il contraint la majorité de la population à exister selon les règles dictées par le bon vouloir des plus riches, et le ferait-il en effet, nous serions déjà bien plus avancés que dans ce faux débat politique où les asservis à la classe dominante essaient encore de faire croire qu’ils mènent une politique d’intérêt général.

Gavroche.


[i] http://www.gouvernement.fr/premier-ministre/allocution-de-manuel-valls-a-l-universite-d-ete-du-medef

La vraie facture de l’UMP

L’affaire des comptes de campagne, nous répète-t-on à l’envi, serait une affaire « interne » à l’UMP. C’est une manière particulièrement hypocrite de dédouaner ce parti car ce sont les citoyens français qui paient presque chaque affaire. Nous nous proposons ici de faire un calcul sommaire pour avoir une idée de ce qu’aura coûté au pays le parti qui n’a que le mot « austérité » à la bouche – quand il s’agit des autres – et qui a tenu les finances de la France de 2002 à 2012.

Revenons au montant des comptes de campagne autorisés par la loi pour un parti qui se présente à l’élection présidentielle en France : 22,5 millions d’euros. Tous les partis politiques ont joué le jeu, sauf l’UMP. Le Conseil constitutionnel – qui ne fait que valider la décision de la Commission nationale de contrôle des comptes de campagne – a d’abord reconnu une facture de 23 millions, excédentaire d’un demi-million d’euros. Les sarkozystes avaient alors poussé les hauts cris. En fait, ce chiffre a été relevé à 33 millions depuis l’affaire Bygmalion, voire – selon les documents révélés par le journal indépendant Mediapart – à 39 millions. Comment l’UMP de Nicolas Sarkozy a-t-elle financé, dans un premier temps, le dépassement de ses comptes de campagne ? Réponse partiale des journalistes : par le recours aux dons des seuls militants (le « Sarkothon »), qui représentent 11 millions d’euros. Réponse réelle : par les dons déductibles d’impôts à raison de 66 %, ce qui représente un manque à gagner d’autant pour l’administration fiscale.

Depuis l’affaire Bygmalion, de nouveaux éléments ont été portés à la connaissance du public. On a ainsi découvert que le groupe parlementaire de l’UMP, sous l’égide de Christian Jacob, avait accordé 3 millions d’euros à son parti à titre exceptionnel : ces millions proviennent des subventions accordées par l’Etat aux groupes parlementaires. On peut donc considérer que le contribuable a payé la facture une deuxième fois. Ajoutons à ces 3 millions les 7 millions que le groupe UMP de l’Assemblée nationale (toujours selon Mediapart) a accordé en prestations de service au bénéfice de Bygmalion, et le montant provisoire avoisine déjà les 15 millions d’euros. Cependant, la principale question posée par l’affaire Bygmalion est : où sont passés les autres 15 millions d’euros[i] qui séparent la facturation UMP « officielle » et la facturation Bygmalion, tout aussi « officielle » puisque la police a retrouvé les documents qui font foi ?

Si l’on ajoute à ces éléments que c’est encore le citoyen qui a payé le passage de Nicolas Sarkozy à la télévision publique, sur France 2, afin de répondre aux accusations portées contre lui dans de multiples affaires, on peut dire que l’UMP est devenu – pour reprendre le jargon cher à la droite – un véritable parti d’assistés qui vit depuis des années aux crochets de la société. Nul doute qu’une politique de rigueur digne de ce nom, pour réduire les frais de fonctionnement de l’Etat en France, commencerait par mettre en œuvre la dissolution de l’UMP.

Gauvain

[i] A l’heure où nous écrivons ces lignes, on apprend que l’UMP a payé les billets d’avion de Mme Copé à hauteur de 24 millions d’euros, son époux s’étant trouvé à court avec les seuls 27 millions d’euros qu’on daignait lui octroyer à cet effet.

Combattre (le libéralisme)

Le titre de cet article est très simple ; il répond à l’esprit du blog Contrat social. Le réaffirmer après les élections européennes, c’est dire que le combat ne doit pas changer en fonction des âneries médiatiques et qu’il ne faut pas se tromper d’ennemi.

On peut interpréter doublement ces élections, en soulignant que les deux interprétations ne s’excluent pas. Soit les considérer comme de vraies élections européennes, et reconnaître que le vote répond à un ras-le-bol bien compréhensible envers ce que nous appelons l’idéologie : croire et faire croire qu’il n’y a qu’une seule voie possible. Il n’y a aucun paradoxe à ce que les Français ne veuillent ni abandonner l’euro ni continuer avec cette politique européenne : ils savent tout simplement que la politique en démocratie repose sur le pluralisme des idées et le rapport de forces, et réclament la fin de la scolastique qui assigne l’austérité comme unique modèle possible. La deuxième interprétation fait une lecture nationale de l’élection, dans la droite ligne des récentes municipales, et montre que les Français ont comme dans toute élection voté contre le pouvoir en place, en l’occurrence l’alliance UMP-PS. Comme nous le disions plus haut, ces deux lectures sont compatibles.

Après la lecture, vient le moment du bilan : comment en arrive-t-on à 25 % des bulletins exprimés qui votent Front national ? C’est à cela que nous espérons apporter des éléments de réponse, explicatifs mais surtout pratiques et prospectifs. Avant tout, il faut cesser de relativiser à chaque élection le score du Front national, comme Le Monde le fait depuis dix ans à chaque lendemain de défaite électorale pour le Parti socialiste ou l’UMP. Certes, les bulletins blancs ne sont toujours pas comptés, l’abstention est massive du côté des électeurs de gauche, le nombre de voix en chiffre absolu ne monte pas : cela étant dit, on est tenu de jouer le jeu dans les règles, sauf quand on est à l’UMP et qu’on est là pour soutenir une mafia. Or ces règles fixées par les institutions ont permis au Front national de se hisser de façon progressive et régulière parmi les prétendants à la première place. On ne peut commencer un combat sans reconnaître l’état des forces en présence et prendre au sérieux l’adversaire ; et s’il existait la proportionnelle, on n’aurait pas attendu si longtemps pour prendre la mesure de la tâche qui s’impose à la gauche.

Deuxième enseignement : les stratégies élaborées jusqu’ici pour contrer la progression du Front national ont peut-être ralenti son avancée, elles sont insuffisantes en l’état. Il faut donc avoir le courage d’abandonner les recettes qui plaisent tant, comme de faire passer les deux partis dominants pour ceux qui savent et les électeurs du FN pour des ignares. Le fait que « populisme » soit l’injure systématique envoyée à tout parti qui ne suit pas le dogme austéritaire montre à quel point UMP et PS font union nationale dans le mépris et la méconnaissance du peuple. Comment le « pacte républicain » fonctionnerait-il après les affaires Cahuzac et Copé ? Faire passer les électeurs d’un jour du Front national pour des antirépublicains (surtout quand on a dans son parti la Droite forte !) est sans pertinence et sans effet. Que la base du FN soit une extrême droite post-vichyste, c’est entendu ; que les gens qui ont rejoint le parti après le référendum de 2005 soient motivés avant tout par l’obsession des « étrangers », c’est contestable ; qu’ils soient fascistes, c’est manifestement faux : c’est se tromper d’époque et de grille d’interprétation. Les fascistes d’aujourd’hui sont ces libéraux qui reviennent à l’approche médico-raciale du XIXe siècle pour accabler les « pays du Sud », « malades de l’Europe » (sic) – et leur donner pour modèle les « pays du Nord » à l’économie « saine » (sic).

Pourquoi 25 % des bulletins sont-ils allés au Front national ? Telle est la question que ne se pose aucun grand média, parce qu’ils ne sont pas payés pour faire de l’investigation, et parce qu’il est plus facile de lancer des invectives que de réfléchir[i]. Les analystes qui rapprochent le Front national du Tea Party sont à côté de la plaque pour une raison simple : ce groupuscule extrémiste réclame la destruction de l’Etat (en quoi il se rapproche du programme de l’UMP et des petits Pascal Lamy du Parti socialiste), tandis que les électeurs du Front national sont pour la plupart découragés par la désaffection des structures publiques dans les zones rurales et les banlieues des petites villes. Ce n’est pas l’article mensuel du Monde sur « la France rurale », avec son ton d’ethnologue, qui réconciliera ces électeurs avec l’esprit dominant : ce type d’article en apprend plus sur la psychologie des rédacteurs du Monde que sur la situation concrète du pays. L’hôpital, l’école, la Poste, disparaissent du paysage et laissent à l’abandon des pans entiers du territoire national. Le ministère le plus important aurait dû être celui de l’égalité des territoires : le PS a eu l’idée de génie de le supprimer ! On a l’impression que les « socialistes » croient toujours aussi malin de faire monter le FN. Et la dernière idée de génie en date de Manuel Valls (que même Jean-Pierre Raffarin n’avait osé pousser à bout) serait de supprimer les régions pour satisfaire aux canons budgétaires !

Il est très inquiétant qu’aucun média ne détecte la deuxième raison du vote Front national alors qu’il suffit pour ce faire d’écouter les discours du maître d’orgue de la banalisation du FN, Florian Philippot. Là encore, on ferait mieux d’écouter avant de parler, et d’analyser la stratégie de l’adversaire plutôt que de faire les vierges effarouchées. Le Front national réussit non parce qu’il incarnerait l’ordre (chacun le voit à sa porte, et seuls les idéologues croient en avoir le monopole) mais parce que, contrairement au PS, il a un mot d’ordre. Or le mot qui revient le plus souvent dans la bouche de Marine Le Pen n’est clairement pas celui de progrès (puisque ce parti est classé à droite), mais pas davantage celui d’austérité. Non, le maître mot du FN est « protection ». Et si ses électeurs ne sont pas convaincus par son protectionnisme (le retour à l’euro, le retranchement dans la citadelle gauloise), ils sont sensibles à l’idée d’un Etat qui protègerait certains des membres (blancs mais pas musulmans, noirs mais catholiques, etc.) dont il représente les intérêts, non plus seulement financiers mais également moraux ou sociaux.

Centrer la politique sur la « protection » était déjà l’intuition de Martine Aubry : les grands médias l’accablaient pendant la primaire du PS en renvoyant le care à une vilaine pratique féministe américaine. La gauche devrait se tourner maintenant vers ce but : expliquer que ce qui n’est qu’un mot au FN désigne une politique à gauche ; distinguer entre une politique qui monte telle ou telle minorité contre une autre pour mieux régner et une politique qui cherche l’union entre toutes les composantes de la nation au service d’un bien commun ; enfin, convaincre les électeurs du FN – et les autres, bien sûr – que ce besoin de protection ne peut s’exprimer par le rétablissement de frontières morales, raciales, sociales entre les peuples, mais par la régulation économique, la protection sociale sans distinction et la distribution équitable des richesses.

Car le FN, rappelons-le, n’a rien d’un antilibéralisme ; il défend un libéralisme national, avec un pouvoir autrement plus fort que celui du Parlement européen, où le chef du Parlement (s’il subsiste) ne serait pas choisi au terme d’un concile entre David Cameron et Angela Merkel. Sur ce point, un parallèle pourrait être tenté avec la droite protectionniste d’un Jules Méline[ii] dans les années 1890, mais aussi avec la droite national-libérale des républicains aux Etats-Unis. En effet, les cadres du parti républicain et les grands entrepreneurs qui composent le gros de son électorat sont conscients de ce que l’Etat fait pour eux, par les milliards de subventions, par les traités inégalitaires qu’il impose aux autres pays pour qu’ils puissent envahir des marchés à la pelle, depuis la zone de libre-échange américaine jusqu’au traité transatlantique TAFTA qui devrait être à l’économie ce que l’OTAN fut à la diplomatie. Une différence : cette droite américaine ne se cache pas de faire reposer son libéralisme sur un Etat qui contrôle la monnaie, de défendre une politique protectionniste, de subventionner à milliards ses grands groupes et enfin de subordonner sa politique extérieure à l’impérialisme économique de ses grandes entreprises. Peut-être serait-on mieux inspiré de condamner le FN non parce qu’il est anti-républicain, mais parce qu’il est républicain au sens américain…

C’est sans doute une erreur d’avoir fait du FN l’ennemi numéro un alors qu’il ne demandait que cela. Le Front de gauche a fait preuve d’un certain courage politique, et cependant s’est trompé en privilégiant la lutte contre le FN au détriment de la lutte contre le libéralisme, abstraction faite des partis qui l’incarnent. Il semble avoir braqué des électeurs déboussolés qui, tout en se trompant de combat et d’ennemi, n’ont toutefois pas l’esprit de classe d’un électeur traditionnel de l’UMP. Ces électeurs ont répondu non au référendum de 2005 sur l’extension du libéralisme et s’opposent au traité libre-échangiste TAFTA, qui nous fait passer en douce de l’Union européenne à l’Union transatlantique. On doit lutter contre une idée (le populisme comme pseudo-représentation du peuple, jouant sur la division au sein même du peuple, afin d’imposer un pouvoir autoritaire qui ne serait pas plus populaire que la république de Chine du même nom), et non contre des électeurs qui sont souvent leurs propres dupes. Plus facile à dire après, c’est vrai. Mais le réservoir de voix est là, et peut-être sera-t-il plus facile de convaincre ceux qui votent encore, que de faire revenir aux urnes ceux qui se sont abstenus[iii].

Gauvain

[i] Au temps des guerres, les insultes lancées à l’adversaire servaient à la fois à se donner du courage et à reconnaître la valeur de l’ennemi avant de le combattre. Dans l’atmosphère aseptisée où nous plonge le PS, les insultes ont remplacé le combat. 

[ii] Cette comparaison vaut ce qu’elle vaut, car Jules Méline était un modéré. Nous faisons surtout allusion à ses deux mesures pour soutenir les paysans français pendant la crise, à savoir l’instauration de tarifs protectionnistes et la création d’un crédit agricole.

 [iii] Notons que les bulletins blancs cumulés auraient fait 4 % des voix. Les grands médias  n’en parlent pas, faute de lobby pour défendre les bulletins blancs.