La déraison dans l’histoire

La grande peur de l’idéologie économiste, c’est d’écouter le bruit du monde, de se frotter à sa matérialité, à l’expérience concrète des individus, d’en saisir les manifestations affectives (elles paraissent indécentes et indignes d’être rapportées par les magazines économiques, comme si l’économie n’était pas par excellence une pratique humaine), qui échappent à sa logique et sont moins irrationnelles pourtant que le désir de rendre raison de tout. De fait, la réussite d’une théorie ne se mesure pas, comme le croit l’idéologie, à la capacité de rationaliser une réalité qui ne l’est pas complètement, mais à en faire une analyse raisonnée qui puisse faire sa place à ce qui lui échappe : la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’une infinité de choses la surpassent.

Quiconque se sent noyé par les beaux discours qui privilégient l’« ordre économique », la « rationalité des acteurs », la « gouvernance » (censée prendre la place des gouvernements, qui ont le malheur d’être élus démocratiquement), a bien raison de ne pas voir la raison là où on la lui montre. Tout le monde peut s’en rendre compte en parcourant les manuels économiques de base, dont la plupart commencent par un préjugé tel que « l’homme est un agent rationnel », reniant au passage des siècles de réflexion philosophique. Non seulement on se ménage un angle mort (ce qui n’est pas rationalisable), mais on va jusqu’à nier l’existence d’un angle mort en posant d’entrée de jeu que tout est économie. C’est un peu comme si l’on prenait un thermomètre et que l’on supprimât les chiffres au-dessus de 0 pour assener que : « la température est une donnée négative ». On s’épargne ainsi beaucoup d’efforts mais, parmi ceux-ci, celui de voir qu’il est de multiples raisons que la raison ignore.

Ironie du sort, ceux qui passent leur temps à scruter les ressorts de la crise en rendant doctement raison de chaque convulsion (tantôt par un « euro trop bas », tantôt par un « euro trop fort ») sont toujours ceux qui font le plus de mal, pareils à des médecins qui, plutôt que de détourner l’attention du patient de sa douleur, la poursuivraient dans tous les organes de son corps, et transformeraient un mal localisable en un mal insaisissable à force de le pourchasser. Plus on parle de la crise, plus on y croit ; et plus on y croit, plus on y est. Une crise économique n’est peut-être pas plus complexe ni plus rationnelle qu’une crise d’épilepsie. Ou si elle l’est, alors ce n’est plus de crise qu’il faut parler, mais d’un cancer dont les manifestations renvoient à quelque chose de bien plus grave, ancien et structurel, à un faisceau de maux qui seraient, par exemple, l’incitation au profit individuel au détriment d’une approche de la communauté, le refus propre à l’enfant gâté de tous types de réglementations, l’assujettissement des activités productives aux activités spéculatives, etc. Il est vrai que cette ordonnance ne plaira guère aux adeptes de la « santé économique », qui préfèrent garder la bonne part du gâteau et recommander la cure d’amaigrissement aux autres. Mais on ne s’improvise pas médecin, et la macro-économie est une chose trop grave pour la confier aux chefs d’entreprise.

On conviendra que la « reprise » économique, si tant est que le mot ait un sens, repose sur la confiance. Or la « confiance » est liée à la foi ; et sans entrer dans des débats philosophiques, sans vouloir opposer à tout prix foi et raison, la découverte du moteur psychologique qu’est la foi représente un sacré pavé dans la mare de ceux qui croient à la toute-puissance de la rationalité économique. La confiance qu’on met en quelque chose repose en effet sur une intuition qui va bien au-delà (ou reste bien en deçà) d’une analyse rationnelle. Elle ne se décide pas ; elle ne s’obtient pas par des mesures techniques. Si l’on passe en revue l’infinité de raisons qu’on peut avoir de préférer un produit A à un produit B, déterminer parmi toutes ces raisons celle qui serait la raison ultime en négligeant toute approche psychologique, c’est vouloir trouver une aiguille dans une botte de foin. Par une contradiction inexplicable, le même libéralisme qui prétend s’en remettre à l’individu refuse absolument de reconnaître des logiques individuelles qu’il ne pourrait faire entrer dans son graphique. Loin d’être un donné, la « rationalité » économique est le résultat d’une construction idéologique laborieuse qui doit d’abord nier les différences concrètes pour pouvoir tracer sa courbe. Ainsi l’économiste libéral ressemble-t-il au fou qui cherche sa clé sous le lampadaire parce que c’est là qu’il y a de la lumière.

Si le libéralisme en veut à ce point à l’Etat-Providence, ce n’est point du tout parce que le concept de Providence serait daté : d’une part, ceux qui défendent l’Etat-Providence savent bien qu’il s’agit d’une métaphore pas très heureuse (mais pour ceux qui ne sont pas dans l’idéologie, le mot n’est pas une idole, le sens peut varier en fonction du temps et du contexte) ; d’autre part, les libéraux attaquent la métaphore parce qu’ils croient, eux, à une Providence réelle, celle de la « main invisible » d’Adam Smith, qui amènerait miraculeusement tous les intérêts égoïstes à converger dans le sens du bien « collectif » (jamais Adam Smith n’a dit quel est son intérêt à lui de le faire croire). Bien qu’on n’entende personne le dire parmi ceux qui s’en proclament les experts, le libéralisme, qu’il soit « néo » ou non, est une pensée d’Ancien Régime, pour lequel une foi bien comprise est utile pour contenir et diriger le peuple. Voilà un critère de distinction entre la foi et la religion : la seconde se méfie de la première et s’en remet à une institution pour dissimuler ce qu’elle a de non-rationnel. Les experts sont les prêtres de cette nouvelle religion, la rationalité économique le latin que seuls les experts peuvent traduire pour le peuple, la « pédagogie » médiatique le sermon hebdomadaire. C’est ainsi que la crise économique actuelle en vient à recevoir la même interprétation que le tremblement de terre de Lisbonne au XVIIIe siècle : il se trouve toujours des gens pour insulter les victimes.

Gauvain